LA TECHNIQUE
Le cours sur la liberté a montré qu'il nous arrive d'être
prisonnier de nos passions (ex.: l'amour, la jalousie,...). Et, ces
passions nous aveuglent ; elles déforment la réalité.
Donc ces passions qui sont en nous, ces passions qui exercent sur
nous une contrainte intérieure, il faut tenter de s'en libérer
par la « maîtrise de soi ».
La « maîtrise de soi » est libératrice,
aussi paradoxal cela puisse-t-il sembler.
Question :
Ne peut-on pas compléter cette étude ?
N'y a-t-il pas en dehors de la « maitnse de soi »
une autre sorte de maîtrise ?
De quoi serait-elle la maîtrise?
Ce sera la maîtrise de tout ce qui n'est pas soi (ou moi).
Que reste-il en dehors de moi ? Tout ! Le monde ! i.e. les autres
et les choses.
Question :
N'y a-t-il pas parallèlement à la "maîtrise
de soi" une « maîtrise du monde »
?
Cette maîtrise du monde n'est-ce pas la technique?
Pour s'en assurer, il va falloir réfléchir à
la définition de la technique.
Mais si la technique est effectivement ce qui donne la maîtrise
du monde,
alors n'est-elle pas aussi ce qui nous libère du monde ?
Le but: savoir si la technique est bien ce qui nous libère
du monde.
Commençons par chercher des exemples de techniques :
Techniques appliquées à la nature :
Il y a des techniques de fabrication artisanales.
Il y a des techniques du dessin.
Il y a des techniques de construction (ex.: l'architecture).
Techniques corporelles :
Il y a des techniques sportives (escalade...)
Il y a des techniques de combat (arts martiaux)
Il y a des techniques de danse.
Techniques « mentales » :
Il y a des techniques de mémorisation. (méthode mnémotechnique)
Techniques « interpersonnelles » ou relationnelles
:
Il y a des techniques de communication.
Il y aurait même, paraît-il, des techniques de séduction
?
Ces exemples peuvent créer la surprise. Il y a des techniques
du corps et de l'esprit.
Ces exemples sont là pour nous rappeler que la « technique »
n'est pas seulement présente lorsqu'il y a des outils ou des
machines.
Le champ de la technique est beaucoup plus large.
Notre étude de la technique se trouve déjà faussée
quand nous nous orientons d'emblée du côté de
l'usage des machines ou des outils.
Bref : la technique ne concerne pas uniquement l'usage ou la construction
de machines complexes.
I. Qu'est-ce que la technique ?
1) La technique comporte une double dimension : le savoir et la pratique
Question:
Il suffit d'être un peu attentif à la langue courante,
pour s'apercevoir que nous ne pensons pas toujours la technique en
l'associant à l'outil ou à la machine. On entend, par
exemple, les spectateurs parler de la technique d'un joueur (acteur,
musicien, sportif, etc.): « il a une bonne technique »,
« il manque de technique », « son
jeu est très technique ».
La technique en question est un savoir-faire.
C'est la connaissance de la manière adéquate de procéder
dans un domaine déterminé.
La technique englobe ainsi le théorique et la pratique.
2) La technique : un savoir-faire
Celui qui maîtrise la technique possède un savoir-faire
!
(mais la réciproque est-elle également vraie ? Tout
savoir-faire est-il une technique ? N'y a-t-il pas des savoir-faire
qui sont des expériences sans être pour autant des techniques
?)
De toute façon, cela implique que la façon de faire
procède ne relève pas du hasard ;
le « technicien » ne fait pas les choses au
hasard mais en connaissance de cause.
Il doit avoir une certaine connaissance des causes.
Il sait, par avance, ce qu'il devra faire.
(En un sens, il possède un savoir des préalables).
La maîtrise technique exclue au maximum le hasard de sa façon
de faire.
En effet, on ne dirait pas d'une personne qui tâtonne, qu'elle
maîtrise la technique.
Mais d'où provient ce savoir-faire ?
En principe, la technique est quelque chose qui s'apprend. Bien sûr,
on peut observer des personnes qui ne sont pas douées pour
apprendre une technique.
Cela s'apprend donc ce n'est pas un savoir inné.
Ce qui ne s'apprend pas c'est la virtuosité.
Un artiste qui se contente d'être un bon technicien ne sera
jamais un virtuose, un artiste de talent. La technique, c'est un savoir-faire
un échelon en dessous du génie.
Si la technique peut être apprise, c'est en quelque sorte parce
qu'elle n'est pas naturelle (innée). Il arrive même parfois
qu'elle soit en un sens contre nature. C'est le cas lorsque la technique
exige de nous que nous fassions quelque chose que nous ne ferions
pas naturellement et qui demande d'aller contre un mouvement ou encore
contre une impulsion naturelle.
Si la technique est parfois contre-nature alors d'où l'apprenons-nous ?
D'où vient-elle ? Où l'a-t-il apprise celui-là
qui nous l'a enseignée ?
Il s'agit le plus souvent d'un héritage issu de la tradition
et de la transmission des pratiques humaines. Mais il arrive aussi
que certaine techniques soient de géniales inventions. Des
coups du hasard.
Nombre de techniques proviennent de la simple répétition.
En principe, dès qu'on est un peu expérimenté
dans un domaine, on a "sa" façon-de-faire.
A force de répéter les mêmes gestes, s'est cristalisée
en nous une "façon de faire". Cela signifie qu'on
a adopté une « manière » qui nous
paraît plus efficace.
Si on comparait notre tout premier geste avec notre façon
de faire,
on observerait sûrement un écart plus ou moins grand.
Le premier geste serait hésitant, maladroit,...
Mais avec le temps, notre manière de faire peut parvenir à
une certaine dextérité, habileté.
Le geste aura été suffisamment répété
pour être parfaitement assimilé.
Il sera devenu quasiment naturel.
Alors que jusque-là, il était si peu naturel qu'il était
accompli maladroitement.
Ce geste acquis par lente assimilation est-il encore un savoir dans
la mesure où n'intervient aucun discours théorique?
Il n'est pas sûr qu'à partir du geste répété,
on parvienne à la technique uniquement parce qu'il y aurait
de l'habileté
Puis-je me montrer habile et néanmoins dépourvu de
technique ?
Inversement,
L'efficacité technique ne s'explique pas entièrement
par l'absence de
tâtonnement dû à la simple répétition.
Elle connaît ces "tours de main" indispensables pour
réussir à coup sûr.
Soit vous les avez découvert par vous-mêmes, soit on
vous les a enseigné.
Mais, on voit tout de suite si vous les avez ou pas.
Car si vous les avez, vous n'avez pas de raison de tâtonner.
Ex.: remonter le piston d'un moteur, préparer du ciment, réaliser
certaines pâtisseries.
Dans l'ensemble, toutes ces choses demandent compétence et
habileté.
Compétence car ce sont des actes qui ne peuvent s'accomplir
au hasard :
Il y a des règles, des proportions, un ordre à respecter.
On ne fait pas les choses dans n'importe quel ordre.
Cela vaut pour l'ensemble de nos actions.
Car en faisant les choses n'importe comment, on laisse agir le hasard.
Or, toute action est subordonnée à une fin, un projet.
En fonction du projet, on se donne les moyens appropriés.
Bref :
Si la technique est la connaissance de l'ordre à suivre et
de la façon de faire alors:
la technique est méthodique. Elle est réglée,
(elle suit un ordre.)
C'est une forme de savoir.
Mais ce n'est pas un savoir qui en reste à la théorie,
c'est un savoir appliqué à la nature, c'est un savoir
qui est d'abord soucieux d'efficacité et d'utilité.
D'ailleurs, si on prend les expressions courantes à la lettre,
on pourra dire que la technique est un savoir qui concerne la manière
de prendre les choses "prendre les choses" c'est-à-dire
manipuler ou mettre en oeuvre
Il est question de la façon de faire.
Mais attention cela ne signifie pas automatiquement que dans toute
technique, il y ait contact physique : cf. méthodes mnémotechniques
Donc ce n'est pas tant le faire physique, l'agir concret qui est en
question.
Mais c'est le savoir du faire, le savoir de la façon de faire
bref, le savoir-faire Qu'est-ce donc finalement que la technique ?
c'est un savoir-faire.
Aristote disait que la technique est une "disposition acquise
à produire conformément à un discours vrai"
(Ethique à Nicomaque).
Un savoir-faire au sens où l'on possède la connaissance
des procédés favorisant l'action.
En même temps, il faut se poser une autre question:
Tantôt, nous avons affirmé que « maîtriser
la technique » signifie être habile et compétent.
La compétence est stricte affaire de savoir;
par contre, l'habileté ce serait l'art de mettre en oeuvre
ses compétences.
L'habileté est affaire de talent.
Et avoir du talent ne s'apprend peut-être pas.
C'est une disposition innée à agir ou à produire
Alors que l'on admet d'ordinaire qu'une technique s'apprend.
Sa vocation serait même de suppléer les déficiences
naturelles.
Si la technique est tout à la fois habileté et compétence
dans ce cas, la technique n'est pas réductible uniquement au
savoir des procédés
Il y a quelque chose de plus qui tient du rapport empirique que nous
avons aux choses
On a dit que:
Celui qui a la technique connaît les gestes appropriés
à la tâche.
(lorsque la technique est aboutie les gestes inutiles ont disparu)
Mais d'où les connaît-il?
Comment sait-il comment remonter le piston ?
Il sait refaire en suivant l'ordre établi ; il a appris par
imitation.
3) La technique est un savoir au service de la production au sens
large
4) La technique vient suppléer un vide laissé par la
nature
L'objet technique est le résultat d'une accumulation de techniques.
Ex.: l'organisation des pièces d'un ordinateur est en elle-même
déjà relativement complexe.
Mais chacune de ces pièces qui entrent dans cette organisation
est en elle-même complexe.
Ce sont des produits transformés et non pas des choses que
l'on trouverait toutes faites dans la nature.
Le silex est un objet technique. Mais il est simple. De la pierre
au silex, il n'y a qu'un niveau de formation. Mais, de la pierre brute
au quartz utilisé dans l'industrie high tech, il y a une différence
de degré considérable.
A chaque fois interviennent plusieurs étapes de transformation.
Avec la complexité, c'est la spécialisation qui augmente.
Plus un outil est adapté à un type de travail
i.e. plus il est approprié et efficace pour un type de travail
et moins il est apropriét à une grande diversité
de tâches.
Exemple: le marteau du ciseleur.
5) La technique est ajustement des moyens aux fins
La technique n'est pas toujours indispensable.
Cependant, même quand on peut se dispenser de la technique,
il est souvent préférable d'y recourir car, par définition,
elle est utile !
La finalité de la technique réside dans son utilité.
Quelle est l'utilité de la technique ?
_ elle facilite le travail
(cf. la position de la main sur le manche du marteau ;
spontanément, on place la main très haut sur le manche
c'est-à-dire près de la masse alors qu'il faut au contraire
tenir le manche à son extrêmité soit le plus loin
possible de la masse):
elle permet de mieux gérer l'effort.
ou bien
_ elle améliore les performances (cf. la technique du saut
en fosbury).
Prenons l'exemple du saut en fosbury.
La technique propose une autre façon de faire.
Elle est bien un "détour" en 2 sens
l) je n'agis pas directement c'est-à-dire aussitôt
2) ni naturellement c-à-d spontanément or, ce qui n'est
pas naturel est complication
j'utilise la méthode que j'ai apprise
elle est une étape intermédiaire
une médiation
Si j'accepte cette complication ou ce détour c'est parce que
finalement ce moyen d'agir est plus rentable
On voit là que la technique est soucieuse d'efficacité.
Conclusion:
La technique est tantôt indispensable à la réalisation
d'un projet tantôt elle rend sa réalisation plus efficace.
Bref, la technique est un moyen d'action plus efficace elle est au
service de la production.
La technique a le souci de l'efficacité.
6) La technique n' est pas une science ?
Est-elle du côté de la théorie ou de l'usage
pratique ?
Rappel: la technique est soucieuse d'efficacité ! Sa finalité
: permettre l'action
Elle n'est pas une science car :
· Elle ne connaît que le strict nécessaire pour
accomplir sa tâche.
Le technicien n'a pas besoin de connaître toutes les causes.
Il a surtout besoin de connaître les effets ! donc les causes
utiles.
· Et, elle est surtout un savoir des situations concrètes.
Donc savoir de l'universel et nécessaire
ou du particulier et du contingent?
Il a donc besoin de connaître toute une batterie de solutions
qu'il pourra
ajuster avec plus ou moins de bonheur au problème.
Il n'y a pas pour chaque problème technique sa solution.
Il faut lui ajuster une solution.
Il y a toujours un peu de « jeu », une certaine
approximation.
Problème d'adaptation des moyens aux fins.
Les matériaux disponibles ne se plient pas toujours à
la fonction.
Il faut trouver le matériau le plus adapté.
Il y a une résistance du matériaux à la transformation
d'où les avaries, pépins, accidents,...
La plupart du temps le matériau et son usage ne sont pas parfaitement
adaptés.
Conclusion:
La technique n'est pas une science.
Mais elle est à la fois empirique (concrète) et méthodique.
Elle est la mise en oeuvre d'une méthode ou manière
de faire éprouvée qui
consiste en un ajustement des solutions.
Quel genre de faire ?
Distinction entre production et action
En grec, technique se dit technè.
Aristote définit la technè comme étant une disposition
à produire accompagnée
de règle.
La technè est l'intelligence qui préside à la
production.
Ce n'est pas l'ensemble des règles.
C'est bien un savoir-faire qui intervient dans la production.
Tout ceci confirme nos analyses.
Mais Aristote apporte un élément supplémentaire
à la compréhension de la technique : il cerne le sens
de production.
Il oppose action et production.
La production (poièsis) désigne cette activité
qui réalise une oeuvre extérieure àson auteur.
Pour l'action, le résultat est intérieur à l'auteur.
On a dit que la technique intervient pour le travail au sens large
c'est-à-dire chaque fois que l'on veut produire quelque chose.
La production est par essence subordonnée à l'action.
Il. L'acquisition de ce savoir-faire :
La possession d'une technique n'est jamais innée.
Elle est acquise le plus souvent par un apprentissage.
Elle suppose un apprentissage plus ou moins long (a), plus ou moins
difficile (b).
(a) - Il n'est donc pas toujours utile d'apprendre une technique notamment
si elle ne doit servir qu'une seule fois.
(b) - Cet apprentissage est d'autant plus difficile qu'il n'est pas
naturel.
Apprendre une technique consiste à s'imposer une manière
de faire qui n'est pas spontanée. Si elle était spontanée,
on n'aurait pas besoin de l'apprendre; elle se ferait d'elle-même.
Il est intéressant de noter qu'elle suppose un apprentissage
long: le geste doit devenir un "mécanisme" i.e. une
seconde nature
Il faut pouvoir faire le geste sans y réfléchir
cfl la plaisanterie : demander à un mille-pattes quel pied
il déplace en premier. Avant que ce geste ne devienne naturel,
il faut faire violence à notre naturel.
Exemple:
scier du bois pour être efficace implique un certain geste parfaitement
régulier... Or spontanément on a tendance à utiliser
seulement une partie réduite de la lame avec violence et on
finit par s'épuiser.
S'il était aisé d'apprendre ce mouvement ample et régulier,
il suffirait qu'on nous le dise une fois. Mais dès qu'on a
un matériau un peu résistance, on
retourne à notre premère façon de faire. Face
à la difficulté, on oublie la technique.
Ex.: apprenez à qn les 3 mouvements pour nager la brasse.
Si vous lui demandez s'il a compris. Il répondra oui.
Mais ne vous risquez pas alors à le pousser dans l'eau.
1. pris de panique ou face à la difficulté, il oublierait
aussitôt la technique.
2. comprendre n'est pas savoir faire !
Le savoir-faire n'est pas seulement théorique
Pour être assimilé et devenir une seconde nature, il
faut une transformation de
notre nature.
La répétition joue un rôle très important.
Mais toute technique n'est pas acquise par apprentissage.
On peut développer soi-même sa technique à force
de répéter le même effort
· je fais le même travail pendant des heures et mon geste
gagne progressivement en précision et en efficacité.
J'élimine les gestes inutiles qui sont une perte de
temps et d'effort. (cf le taylonsme : Les Temps modernes de Chaplin).
Puis je m'aperçois que tel geste est encore plus efficace que
celui que j'utilisais jusque là. Je change tel moment, telle
étape. Ainsi j'améliore mon travail.
a) La technè : "disposition acquise à produire
conformément à un discours vrai."
Distinction entre poièsis et praxis.
b) Tout usage d'un objet technique n'est pas forcément un
savoir-faire je sais allumer la lumière à l'aide d'un
interrupteur mais je ne saurais en expliquer le
fonctionnement exact.
Appuyer sur un interrupteur n'est pas un geste technique.
Utiliser un ordinateur n'est presque pas un geste technique.
On attend des outils modernes qu'ils requièrent de la part
de l'utilisateur le
moins de maîtrise technique possible : plus il y a de technique
en amont de la conception et de la production et moins il y en a en
aval de l'utilisation.
Le travail sur soi
Travail ne signifie pas que la technique s'applique seulement aux
choses ! On peut "travailler" sur soi-même
Ce n'est pas seulement sur les choses qui nous entourent que nous
pouvons appliquer une technique mais y compris sur nous-mêmes!
Exemples:
Le yoga est une technique qui vise à transformer la personne.
La maîtrise de nos passions peut passer par une technique
(Spinoza : observer ses passions naissantes et elles s'étioleront
d'elles-mêmes).
La liberté comme maîtrise de soi est peut-être
elle aussi dépendante de la technique.
La technique est donc peut-être ce qu'il y a de plus fondamental,
d'essentiel ?