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L'art, une affaire de regard ?

Qu'est-ce qui fait de la Joconde une oeuvre d'art et qu'est-ce qui lui confère un statut privilégié parmi les oeuvres d'art ? De fait, cette oeuvre est tellement célèbre qu'elle est connue de tous. Voilà qui a de quoi laisser perplexe car, après tout, Mona Lisa n'est pas particulièrement belle ; quant à la technique picturale utilisée par Léonard de Vinci, elle est certes admirable mais l'est-elle au point d'en faire une oeuvre exceptionnelle ? N'y a-t-il pas de quoi en douter ? Alors, pourquoi la Joconde jouit-elle d'un statut privilégié ?
Poser une telle question revient implicitement à présupposer que quelque chose, peut-être, nous échappe ; autrement dit, qu'il y a quelque chose à voir que je ne vois pas mais que d'autres sont capables de voir. A moins que tout cela ne soit une formidable mystification et que volontairement ou non, on cherche à me faire croire à l'existence de quelque chose qui n'est pas !
Supposons tout d'abord qu'il y ait effectivement quelque chose à voir, qui ne se donne pas au premier regard, ni au premier venu, et qui ne se donne qu'à un regard exercé ou encore éduqué ; il n'est pas invraisemblable après tout que ce soit d'une longue fréquentation des oeuvres d'art que l'on tire la capacité à juger des oeuvres d'art.


1) Quel critère de l'art ?

A quoi reconnaît-on une oeuvre d'art ? Une telle question présuppose que l'on sait déjà ce qu'est une oeuvre d'art. Il suffit, à partir de ce savoir, d'indiquer ce ou ces critères communs à toute oeuvre, qui permettront de les identifier (méthode déductiviste). Si personne ne nous demande quel est ce critère d'une oeuvre d'art, nous croyons le savoir. Mais, sitôt que l'on nous interroge, nous éprouvons de l'embarras. Nous sommes incapables d'indiquer un critère valable pour l'ensemble des oeuvres d'art dans toute leur diversité. Nous constatons avec étonnement que ce savoir était une illusion.

Une autre solution (méthode inductiviste) consiste à partir non pas de l'idée mais des choses et d'établir à partir de la connaissance des choses, l'idée qui les caractérise. Si, donc, nous choisissons comme point de départ cette diversité des oeuvres d'art afin d'établir un critère, nous nous trouvons confrontés à une autre difficulté : où trouver ces oeuvres d'art ? Comment les répertorier ? Comment établir le catalogue de ces oeuvres et les limites de sa liste si l'on ne dispose pas d'un concept d'œuvre d'art. Bref qu'est-ce qui nous permet de considérer telle ou telle oeuvre comme des oeuvres d'art si nous n'avons pas l'idée de ce que c'est. Nous sommes placés face à un cercle vicieux.

2) Tout critère est normatif

Peut-être faut-il alors revenir à cette idée que nous avions de l'art, idée fatalement trop étroite pour contenir la diversité de ce que les galeries et les musées présentent et exposent, mais qui propose néanmoins un critère par lequel il nous était possible de reconnaître certaines oeuvres d'art. On voit là que la définition de l'art possède un caractère normatif qu'on pourra essayer peu à peu de corriger pour intégrer la diversité des productions artistiques.

Face à la diversité des oeuvres d'art, ne faut-il pas une idée qui révèle l'identité (d'œuvre d'art), un principe d'intelligibilité grâce auquel je sache que j'ai affaire à une oeuvre d'art. Cette identité, ce principe d'intelligibilité, c'est l'essence de l'œuvre d'art. Or, l'œuvre d'art n'est-elle pas cette création unique, singulière, échappant au catalogue, à la classification,... l'assimilation ?
N'y a-t-il alors de définition que négative au sens où le terme d'œuvre d'art désignerait toute production humaine échappant à toute entreprise de classification ?

3) L'œuvre d'art, une production inutile ?

Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? On pourrait commencer par dire que c'est le résultat d'une production humaine. On ne les découvre pas dans la nature.
[S'il nous arrive d'utiliser ce terme pour désigner des produits de la nature. Il s'agit là d'un usage dérivé qui n'a de sens que par rapport à l'acte proprement humain et qui suggère l'idée d'un " auteur " animé d'une intention. C'est par une sorte de projection anthropomorphique (Feuerbach) et/ou résiduelle que l'on fait encore de la nature une oeuvre d'art. Mais les abeilles, les castors ou les dauphins ne sont pas des artistes. Ou alors accidentellement !!!]

Si l'œuvre d'art est une production humaine, inversement, toute production humaine n'est pas une oeuvre d'art. Un critère permettant de les distinguer résiderait dans leur finalité.
La plupart des productions humaines obéissent à une finalité qui se trouve en dehors d'elle-même ; elles ont pour fonction de satisfaire des besoins ; elles sont fabriquées en fonction d'un besoin qu'il faut satisfaire (ex. : la maison est dessinée par l'architecte et construite par le maçon en fonction de l'idée d'abri). A ce titre, ces productions sont utiles.
En revanche, les oeuvres d'art sont à elles-mêmes leur propre fin.
Il s'agit là de quelque chose de décisif.
Elles sont d'abord là pour elles-mêmes et non pour se rendre utiles !
A ce titre, elles peuvent être dépourvues de tout utilité.
Si l'œuvre d'art possède une utilité, c'est à titre accidentel.
Ce n'est pas le critère de l'utilité qui fait la nature artistique de l'œuvre d'art.
L'art n' est pas indispensable à la vie biologique ou matérielle. Ce serait plutôt un luxe.
D'ailleurs, les artistes ont souvent revendiqué une position en marge de la production.
Il entre donc dans la définition de l'art un caractère de gratuité.
Elle est " désintéressée " au sens où l'œuvre d'art n'a pas pour fonction de produire ; sa fonction réside dans le fait d'être là pour être perçue (aisthésis)
[la fonction peut-être éducative et politique : art engagé].

4) Une fonction d'ornement ?

Ne pourrait-on cependant assigner malgré tout une fonction à l'art ?
Certes, l'art n'a pas d'utilité quant à la vie biologique ou à l'économie.
Mais, peut-on vraiment conclure de l'absence d'utilité à son inutilité pour l'homme ?
L'art n'est-il pas un " moteur " de l'humanité ?
Notre esprit ne se nourrit-il pas de l'art ?
Le goût des arts n'est-il pas la marque de notre humanité ?
L'art n'élève-t-il pas notre âme, tout notre être au-dessus de la condition d'animal ?
D'ailleurs, l'art n'est-il pas très souvent été mis au service de causes politiques plus ou moins nobles ? (cf. Voltaire, Zola,... Chostakovitch, Eisenstein,... ; esthétisation de la politique par les nazis ; ce qui veut dire aussi que " barbarie " et " esthétisme " ne sont pas forcément incompatibles). On peut donc lui assigner une fonction !!! Quelque soit l'idée ou l'objet au service duquel l'art se trouve employé, il demeure semble-t-il qu'on doive reconnaître à l'art une fonction, celle d'ornement...

L'art n'a pas simplement une fonction décorative ou ornementale ; il ne consiste pas à rendre les choses jolies. Sa valeur n'est pas simplement de seconder même s'il a fallu attendre la Renaissance pour que l'art se dégage de l'artisanat. En effet, rappelons qu'un grand nombre d'œuvres récentes (du XIXè à nos jours) peuvent difficilement revendiquer le critère de la beauté. D'ailleurs, de l'aveu même de leurs auteurs, il n'importe absolument pas qu'elles soient belles. Non seulement il s'agit parfois pour les artistes de représenter la laideur du monde (Goya : Oppression en Espagne par l'armée napoléonienne, Picasso Guernica,...) mais il s'agit parfois de rompre avec la belle représentation, harmonieuse et classique...

D'autre part, si l'art n'avait d'autre fonction qu'ornementale ou décorative alors il devrait chaque fois être réalisé en fonction du cadre, de l'endroit, de la chose que l'on veut orner. Or ce n'est pas le cas ! Les oeuvres ont de l'intérêt par elle-même et non par rapport à une autre chose qu'il s'agirait de flatter. Ces oeuvres ont d'ailleurs tellement d'intérêt par elles-mêmes qu'elles sont capables d'éclipser l'environnement voire les autres oeuvres qui les côtoient (cf. Adorno).

5) L'œuvre d'art capture le regard et éclipse tout le reste

La peinture que j'accroche sur le mur de mon salon n'a d'autre fonction que de se donner à voir et, par conséquent, en toute bonne logique, sitôt que je cesserai de voir cette peinture, il serait normal de la changer...car il va de soi qu'au bout d'un certain temps, le pouvoir d'attraction ou de fascination de cette oeuvre peut s'épuiser.
Cesse-t-elle d'être une oeuvre d'art parce qu'elle cesse de l'être pour mon regard ?
Est-ce donc le regard que je porte ou la nature de la chose qui est décisive ?

Ne pourrait-on ramener la détermination du regard à une détermination d'être : si je ne vois plus l'œuvre , c'est précisément aussi parce qu'elle perd de sa rareté. Telle peinture de Delacroix est bien une oeuvre singulière et non une production de masse. Donc rareté et singularité font l'œuvre .
Pourtant, n'y a-t-il pas une singularité en toute chose : dans tel brin d'herbe, et même dans un produit fabriqué à l'usine...
Il y a de la singularité en toute chose puisque chaque chose est une ;
et elle est unique au moins par l'espace qu'elle occupe dirait Leibniz.
Mais cette unicité ne s'affirme pas de façon décisive dans le cas d'objets fonctionnels.
Alors qu'une la forme plastique d'une oeuvre d'art exprime sa singularité.

6) Banalité de la duplication annule toute curiosité

De plus, sommes-nous toujours capables de voir cette singularité ? Le " drame " de ces choses fonctionnelles ne tient-il pas à leur incapacité propre à se montrer dans leur singularité ? Et la récurrence de leur apparition dans notre vie quotidienne ne renforce-t-elle pas ce manque d'expressivité ? Bref, ne rend-t-elle pas ces objets tristement banals, dépourvus de tout mystère, sans intérêt pour notre curiosité...
N'en va-t-il pas de même des reproductions à n'en plus finir de La Joconde voire de l'œuvre elle-même ?
La singularité n'est-elle pas en quelque sorte abolie ?

On peut se demander si malgré tout, en face de l'original, l'effet de fascination viendrait à être restauré ?

A force d'être accrochée à mon mur et offerte à ma vue, à un regard qui ne fait que passer sans s'attarder... l'œuvre ne cesse-t-elle pas d'être une oeuvre d'art ; elle devient décorative. Ce qui implique peut-être que l'on ne peut pas regarder les oeuvres d'art n'importe comment, ni n'importe où... Une oeuvre d'art _ telle une icône byzantine _ devrait alors être préservée, protégée comme quelque chose de sacré et de fragile. Elle devrait être placée en retrait au lieu d'être exhibée (L'altar du Moyen-Age fermé le plus souvent n'est-il pas perpétué par le recours au musée ouvert moyennant finance et horaire au public ; ce qui implique malgré tout un effort de la part de celui qui veut admirer les oeuvres. Et, le musée ne demeure-t-il pas encore et malgré tout, pour beaucoup, la version laïque d'un espace sacré ?)

7) Mystère : profondeur et singularité de l'œuvre d'art

Le mystère de l'œuvre explique peut-être la, combien fragile, fascination qu'elle exerce si on la préserve. A quoi tient ce mystère ? A l'œuvre en elle-même ou au mythe qu'elle incarne ? Le sourire de Mona Lisa avait-il pour L. de Vinci la même valeur énigmatique ? le même pouvoir d'interrogation ? (Peut-être la réponse se trouve-t-elle fournie par la psychanalyse : cf. texte de Freud in L'inquiétante étrangeté)
La fascination qu'elle exerce n'est-elle pas récente, propre à notre époque ? Le statut de certaines oeuvres (Van Gogh, Les Pompiers) n'a-t-il pas évolué avec les époques ? N'est-elle pas devenue mystérieuse parce que l'institution le prétend (et nous en a convaincu) ? Mais tenir l'institution pour responsable ne règle pas la question car on pourrait alors se demander pourquoi une institution compétente a jugé bon de reconnaître un mystère à la Joconde.

Peut-être la fascination tient-elle à l'impossibilité d'épuiser le sens qui se cache derrière l'œuvre mais que l'on suppose néanmoins bien présent : présence d'une richesse dissimulée, d'une richesse qui se dévoile et se cache en même temps.
Mais peut-être n'est-ce même pas le sens voilé qui fait le mystère... Car l'œuvre ne se ramène jamais simplement à une idée, à une pensée, à un discours. Tout historien de l'art reconnaît qu'il est impossible de " dire " une oeuvre i.e. de la transcrire, on ne peut jamais l'expliquer complètement. Il n'y a pas d'équation possible entre l'œuvre et le discours. Aucun discours n'épuise une oeuvre d'art ; c'est sans doute ce qui rend toute interprétation infinie.

Si le mystère ne tient pas seulement au sens qui s'y cache, alors ce mystère n'est peut-être rien d'autre que la présence même. L'œuvre n'est pas là en vue d'autre chose mais seulement pour elle-même. Au premier abord, elle se donne comme un objet, comme si elle était là pour une certaine raison. Mais peut-être n'a-t-elle pas au fond de raison d'être là.
N'est-il pas étrange qu'il y ait une présence très particulière de l'œuvre d'art alors que ce n'est qu'un objet. Normalement on ne parle pas de présence à propos des choses mais seulement à propos des êtres. En allemand, présent se dit anwesend : et wesen désigne l'être. Et " an " indique l'idée de mouvement, la préposition " à " ou le latin " ad ". Il y a donc quelque chose d'humain _ mais qui n'appartient apparemment pas qu'à l'homme_ qui semble se manifester dans la présence de l'œuvre .
La présence caractérise un mode d'être de l'homme et, par extension, un rapport de personne à personne : je peux être présent aux autres ou pas. Je peux être attentif à la personne d'autrui, tendu vers elle, orienté vers... et du coup, je me décentre. Je suis d'autant plus présent (à autrui) que je lui consacre d'attention. Dans cette attention se joue d'abord quelque chose comme une ouverture (à autrui), puis une prise en charge (un souci) de l'autre...et, en même temps, il y a là un don de soi !
En même temps, ce don a quelque chose d'énigmatique car le soi n'est pas quelque chose qui puisse se donner : je peux jamais sonder totalement les intentions d'autrui. Il y a un fonds dans la personne d'autrui qui échappe à tout regard, tout comme il m'échappe parfois à moi-même...peut-être d'ailleurs parce que nous ne sommes pas porteur d'une identité, d'un Moi figé.
On parle aussi de présence pour désigner Dieu voire parfois son animal domestique sitôt qu'il est considéré comme autre chose et beaucoup plus qu'un animal, à savoir une conscience capable de comprendre "bien des choses".

Lorsque je considère l'autre comme une fonction (un employé) et que je cesse de lui accorder mon attention, il perd de sa présence ...comme si la présence d'un être ne se construisait qu'à l'intérieur d'un rapport, d'une attention réciproque ; il est là comme un objet, sans existence. Il n'existe pas pour moi. De même qu'avec le temps, je peux passer près d'une oeuvre d'art sans plus la voir.

Avec l'œuvre d'art, il y a une présence mystérieuse car silencieuse. Elle ne se signale pas à moi mais c'est moi qui dans une certaine mesure " devine " son secret. Mon chat me regarde et me donne l'impression de me comprendre. L'œuvre au sens littéral (hormis peut-être la Joconde) ne me regarde pas mais elle se donne à voir (elle ne peut pas se soustraire à mon regard), elle s'affiche, se manifeste...
Elle est actrice et moi je suis spectateur de son jeu.
[peut-être même me fait-elle spectateur ?]...
Entre l'œuvre et moi, il ne s'agit pas d'un lien de personne à personne ; et pourtant, dans sa façon de se mettre en scène, je vois peut-être les stigmates (les signes) d'un comportement animé de conscience...alors qu'il n'y a pas une telle conscience.
Le mystère demeure ; le regard est donc décisif.

Dans le cas de peintures dépourvus de célébrité mais qui nous plaisent et nous interpellent au point de les acheter et de les accrocher au mur, ne doit-on reconnaître que ces peintures n'ont d'autre sens que leur seule présence et le plaisir qu'elle nous procure i.e. l'on prend à les regarder (posséder, façon de thésauriser un capital de visibilité).
Or quel est ce plaisir étrange que l'on prend à regarder une toile, plaisir que l'on n'éprouverait pas à propos d'une chose quelconque (brin d'herbe, corbeille à pain,...) (quand bien même chacune d'elle est proprement unique). Comment se fait-il que la peinture soit à la hauteur de notre curiosité et soutienne ainsi notre regard ou encore que nous ne nous lassions pas de la regarder (que nous y revenions alors que nous savons déjà ce que nous allons y trouver pour l'avoir déjà regardé un grand nombre de fois).
Seule explication : la toile ne se réduit pas à ce qu'elle est. Elle donne à voir quelque chose de plus que la somme des choses que l'on pourrait répertorier, cataloguer. Il y a une "profondeur" de la toile. Profondeur qui tient peut-être à la richesse de ce que je peux y voir, y interpréter (cela me renvoie donc à mon vécu, à ma sensibilité).

8) Regard conventionnel (sociologie) ou Jugement esthétique ?

L'aborigène d'Australie connaît-il la même fascination que l'occidental face à la Joconde ? Pas sûr. La fascination qu'exerce certaines oeuvres est donc une affaire de culture ? En fonction de ma culture, je ne serais pas réceptif à toute oeuvre d'art. Certes, il y a une dimension culturelle qui peut bloquer l'accès à la compréhension de la peinture. Les sociologues comme Bourdieu (cf. La distinction) nous disent que notre rapport à l'art est déterminé par nos conditions sociales. Les conditions sociales détermineraient notre attente à l'égard de l'art. L'art serait pour les catégories dotées d'un haut capital culturel un moyen de se distinguer, d'affirmer sa différence sociale ; d'où l'intérêt de ces catégories sociales pour les oeuvres difficiles, qui ne se livrent pas facilement à l'appréciation. Alors que les catégories sociales à faibles capital culturel attendraient de l'art un plaisir plus immédiat, la défense de valeurs morales.
Bourdieu s'oppose ainsi à Kant qui avait une conception universaliste de l'art. Kant n'ignore pas que l'origine sociale ou les différences culturelles peuvent constituer un obstacle.
Aussi distingue-t-il ce qui plaît de ce qui est Beau. Il estime que certaines oeuvres peuvent me plaire sans être belles pour autant et inversement certaines oeuvres peuvent être belles sans me plaire.
Je peux éprouver du plaisir à regarder une série télévisée mais je ne peux considérer pour autant qu'il s'agit réellement d'une belle oeuvre d'art. Alors qu'il y a des oeuvres qui ne me plaisent pas mais dont je dois objectivement reconnaître qu'elles sont belles (pour autant que je ne suis pas aveuglé par mon plaisir). Qu'est-ce que cette beauté objective ?
Déf. " est beau ce qui plaît universellement sans concept " (Critique de Faculté de Juger)
Pour Kant, une oeuvre est belle lorsque tout homme est dans l'obligation de reconnaître qu'elle est belle, non pas en vertu d'un critère du beau en fonction duquel on jugerait l'œuvre mais en vertu de l'effet produit par l'œuvre sur notre sensibilité et notre entendement. Il n'y a pas de règle du beau. Le beau est reconnaissable au sentiment qu'il produit en nous, à cet équilibre harmonieux qu'il produit entre nos facultés : notre entendement et notre sensation.
On ne doit donc pas juger l'œuvre d'art en fonction d'un critère (concept) i.e. en fonction d'une idée préalable que nous aurions sur l'art. Ne serait-ce que parce que l'art n'obéit pas à des règles. L'artisan fabrique ses oeuvres en fonction de règles. Mais l'artiste invente ses règles ; il ne se contente pas de reproduire. Le mauvais artiste se contente d'imiter ; l'artiste lui crée. Il faut donc plutôt juger l'œuvre d'art en fonction d'une idée (concept) que nous ne possédons pas mais que l'œuvre nous permet de déduire ou plutôt de supposer. Il faut juger l'œuvre en fonction de l'idée qu'elle vise et de son aptitude à incarner cette idée. En somme, il faut juger l'œuvre par rapport à elle-même.
Adorno, sur le laid : Théorie esthétique.

9) L'art apprend à voir, il invente le regard du spectateur.

Il faut juger l'œuvre par rapport à elle-même et non par rapport à une idée préalable.
Il s'agit d'examiner l'idée proposée et concrètement réalisée par chaque oeuvre.
Ceci nous oblige à découvrir de nouvelles idées de l'art.
Grâce à ces nouvelles idées, l'art nous fait découvrir de nouveaux aspects de la réalité.
Pour Paul Klee, l'œuvre d'art c'est ce qui rend visible.
Ex.: le coucher de soleil n'est devenu objet de contemplation qu'avec le romantisme.
Donc l'attention à certains sujets esthétiques est relativement récents !
La représentation de la nature comme telle, comme sujet est tardive.
Elle semble contemporaine d'une réflexion philosophique qui fait de la nature un sujet.
L'Antiquité pense d'abord la résistance de l'homme et de la communauté face au cosmos. cf. Eschyle, Sophocle : tragédiens de la transgression qui rompt la séparation entre culture et nature.
Moyen-Age : recollection du sens divin dans le livre de la nature  ?

Notre vision de la nature (Weltbild) a changé depuis le Moyen-Age.
Les témoignages culturels peuvent nous renseigner sur le Weltbild d'une époque ;
Umberto Eco dans l'apostille au Nom de la rose : il sait comment le moine perçoit le feu qui flambe.
Le "percevoir" est donc surdéterminé culturellement, il n'est pas neutre (cf. Bachelard.)

Rendre visible l'invisible : (Pierre Soulages, Christian Boltanski, Daniel Buren)
Pierre Soulages fait surgir du noir toute une palette de nuances, de variantes inattendues de nouvelles couleurs. Il nous montre que là où l'on s'attend à trouver juste du noir, une couleur sans vie, banale, opaque, sans intérêt... on trouve " tout un monde ". Bref, l'artiste nous fait prendre conscience de l'existence d'un monde là où nos a priori, l'absence de regard véritable s'accordait à ne rien voir faute d'y avoir rien cherché. L'art devient alors pour le spectateur un champ d'expérimentation pourvu qu'il accepte de se prêter au jeu.

(Si l'art consiste à montrer quelque chose que l'on ne voyait pas, l'art n'a-t-il pas alors pour vocation d'exprimer la réalité ? et, n'est-il pas alors une imitation dévoilante de la réalité ? pouvoir de manifestation ?)

10) Le Beau rend visible

Pour les Grecs (Platon), le Beau c'est d'abord ce qui se manifeste : pouvoir de manifestation (parousia). Ce qui donne à voir, ce qui rend le plus manifeste. Les colonnes des bâtiments grecs étaient couvertes de peintures vives : elles faisaient ressortir par contraste sur le fond naturel sans contraste. Pour les indiens d'Amérique (cf. Lévi Strauss Tristes Tropiques), le Beau c'est la verroterie aux couleurs artificielles c'est-à-dire celles qui contrastent avec la nature environnante (donc surtout pas le vert). Au fond le Beau, c'est peut-être dans un premier temps ce qui arrache à la nature, au donné; ce qui s'affiche par contraste, par différence. En effet, ce qui caractérise l'art c'est d'abord sa dimension culturelle et symbolique.

Comment comprendre alors cette thèse d'Aristote selon laquelle : l'art imiterait la nature. Imite-t-elle vraiment la nature ? Non, et c'est la raison de la critique platonicienne.
Platon : critique de l'art comme imitation des apparences
Hegel : l'art n'imite pas la nature
Aristote : l'art imite la nature

11) L'art sans Beauté ni Plastique

Pendant le XXè siècle, s'est accompli un processus irréversible et décisif : la séparation de l'art et de la beauté dans un premier temps. Il n'est pas nécessaire comme le montrent les musées qu'une oeuvre soit belle pour être une oeuvre d'art. Inversement certains objets peuvent être beaux sans pourtant être des oeuvres d'art ; c'est notamment ce que vise le design lorsqu'il donne une belle forme à des objets utilitaires ou à des gadgets.

La seconde étape de processus a conduit à l'émergence d'un art dont le jugement ne relève plus de la sensibilité, de l'émotion, etc... L'œuvre ne se donne plus à sentir, à éprouver. En effet, l'art conceptuel ne s'adresse pas à proprement parler à la sensibilité du spectateur. Elle s'adresse plutôt à son intellect. Elle tient d'avantage du discours ; elle l'invite à réfléchir sur l'art, sur la société. Elle est un discours qui obéit à ses propres codes qui ne sont d'ailleurs pas toujours énoncés par l'artiste. Cette démarche part d'une critique de l'art confortable et bourgeois, i.e. de la récupération de l'art par la société conventionnelle. Etant donné qu'il s'agit d'une critique de l'art, il est normal que l'art ait pris ici un tournant si radical et qui rend désormais difficile l'établissement d'un critère valable pour l'ensemble des oeuvres. Un critère capable d'embrasser l'ensemble de la production artistique passée et présente risque fort d'être extrêmement pauvre au regard de la richesse considérable que l'on rencontre dans chaque oeuvre. Néanmoins, on peut toutefois retenir l'idée que l'art est invention d'un discours qui n'obéit pas directement à des impératifs de production.

12) Rendre visible pour s'arracher à la nature, à l'indifférencié, au générique

D'après les anthropologues, les premières traces de l'humanité coïncident avec les premières oeuvres d'art mais pas seulement ! Elle coïncide aussi avec les actes rituels (ex: on enterre les morts ).
Toutes ces activités cultuelles et culturelles visent à exprimer la transcendance de l'homme. L'homme exprime ainsi sa différence par rapport au règne animal.
Il en va de même pour l'art.
Le goût des couleurs fluorescentes ne renoue-t-il pas avec ce genre de comportement : recherche d'un contraste avec les couleurs existantes et affirmation d'une identité irréductible au reste du monde naturel :
- En l'occurrence, on vise à affirmer par là son identité i.e. son appartenance à un groupe social, culturel déterminé... (cf. Bourdieu)
- Je manifeste pas là ma présence physique sur fond de grisaille ambiante  !
L'art serait l'occasion de l'affirmation du Je, du Moi

13) Affirmation du Je de l'Artiste

On a vu que l'artiste n'obéit pas à des règles. Suivre des règles n'a jamais permis d'être véritablement un artiste. Suivre des règles c'est être bon technicien et appartenir à une école de peinture ou musicale etc. Mais l'artiste se signale d'abord par son aptitude à rompre avec la tradition, à inventer de nouvelles règles (Kant). C'est le propre du génie. Si un artiste sans génie (voire sans talent) n'est pas tout à fait un artiste, c'est sûrement parce que dans l'imaginaire commun, l'artiste est l'incarnation de l'individu créateur, doué d'un talent divin.
La distinction entre action fabricatrice et action sensée qui permet de ranger le travail artistique dans le travail artisanal est historiquement cohérente jusqu'à la Renaissance :
Pendant tout le Moyen-Age, l'artisan ne dissocie pas l'utile et le beau (cf. les oeuvres commandées par l'Eglise). La rupture survient sans doute avec les tous débuts de l'industrialisation lorsque la distinction entre travail rare et de qualité s'oppose au travail en nombre, pour lequel la beauté n'est pas l'essentiel. Mais cette distinction ne tient peut-être pas tant à l'objet qu'à la conscience subjective du travailleur.
Avant la Renaissance, l'artisan ne signe pas ses oeuvres, il n'est pas encore artiste. Et c'est face à l'émergence de l'industrialisation semble-t-il qu'émerge la conscience de la qualité du travail c'est-à-dire la conscience que son art, son savoir-faire rend son oeuvre singulière. L'œuvre d'art se distingue, en effet, par son caractère proprement singulier.
L'industrialisation contribue à l'émergence de l'art comme domaine autonome et séparé de la production dans la mesure où, notamment au XIXè, en réaction contre la production de masse bourgeoise, c'est l'œuvre désintéressée qui devient le principe artistique mais cela ne suffit pas à faire de l'art une praxis. L'industrie recherche l'utile ; l'art ne propose en guise de réaction et de contestation que " l'inutile " (cf. mouvement du Parnasse : l'art pour l'art) .
L'art n'est-il pas alors un phénomène purement sociologique ? Une sorte de réaction face au monde " petit bourgeois "  ?

Une chose est plus sûre ; l'art contemporain s'est effectivement constitué, au moins en partie, en réaction contre la " jouissance " bourgeoise de l'art. A la suite de Duchamp, certains artistes ont voulu désolidariser l'art de l'esthétique. L'art était jusque-là appréciée comme s'il s'agissait d'une expérience sensible, d'une expérience du goût ou encore du beau. Or, la beauté n'est pas une caractéristique essentielle de l'art. L'art ne vise pas à produire d'abord de la beauté mais ce qu'elle produit peut éventuellement être accompagné de la beauté.
D'autre part, il s'agit également de s'opposer au modernisme. Pour le modernisme , l'art suit un parcours déterminé et cohérent ; il obéit à une logique déterminée. " Chaque art est tenu d'éliminer, dans un processus de purification, tout ce qu'il possède en commun avec un autre art. Le tableau, par exemple, doit être abstrait, frontal, il doit évacuer tout contenu narratif ou symbolique qu'il partage avec la littérature, toute représentation de volume, apanage de la sculpture, pour revendiquer uniquement en propre la couleur et la planéité. " On tombe ainsi dans une sorte de formalisme. Pour rompre avec cette conception de l'art, certains artistes comme Joseph Kosuth vont commencer à réfléchir sur les conditions de fonctionnement interne de la production du sens dans l'art, sans préjuger de la direction que doit prendre l'art. Les artistes conceptuels considèrent que la seule fonction de l'œuvre est de se définir en tant qu'œuvre, de devenir commentaire d'elle-même. Autrement dit, l'œuvre d'art est un discours sur l'art ; elle vise à expérimenter de nouvelles possibilités, de nouveaux champs. La réflexion de l'art sur lui-même devient central. Et parallèlement, l'art se veut didactique et n'entend plus laisser au critique le monopole du discours sur l'art.

14) Art : un discours sur l'art.

L'exemple de Duchamp mérite d'être retenu puisqu'il inaugure ce mouvement de l'art conceptuelle. Duchamp a exposé des "  ready-made " i.e. des objets manufacturés tels que le porte-bouteille, roue de bicyclette ou encore la pissotière.



Evidemment, ce coup de théâtre fit scandale en son temps. Il y avait alors quelque chose de révolutionnaire à exposer des objets empruntés à la banalité du quotidien et à les exposer telles qu'elles sans y apporter la moindre modification. Finalement le travail de l'artiste se réduisait simplement à la signature et au fait d'introduire dans un lieu institutionnalisé comme une galerie, un objet qui n'avait à l'origine absolument rien d'une oeuvre d'art.
On peut se demander si Duchamp n'a pas contribué dans une certaine mesure à repenser la façon de regarder les choses les plus anodines. Autrement dit, il y a peut être un intérêt " artistique " à défaut d'être esthétique ou de l'ordre de l'émotion en toute (à propos de toute) chose.
Ensuite, il donne une nouvelle définition de l'art qui apparaîtra très réductrice pour certains. Evidemment, il y là aussi une critique. Cette définition signifie que l'art ne tient pas tant à la chose elle-même qu'à la reconnaissance institutionnelle. Finalement, ce serait une affaire de regard...
Et pourtant, ne peut-on pas aussi considérer que l'art de Duchamp ne tient pas dans chacune des oeuvres exposées mais dans son oeuvre entière i.e. dans ce discours critique sur l'art qui invente une nouvelle façon de penser l'art  ?
Finalement, on peut se demander si l'art n'est pas avant tout une prise de position (discours implicite ou explicite) nécessairement novatrice des artistes sur l'art et sa place dans la société.
Exemple :
Ainsi Hans Haacke a-t-il présenté à la Dokumenta de Kassel en 1987 " une pièce " Deutsche Bank/Mercedes-Benz qui montre d'une part que la firme automobile est contrôlée par la banque et d'autre part, que le soutien spectaculaire de ces deux entreprises au monde de l'art vise à dissimuler leurs aides financières et matérielles au régime raciste d'Afrique du sud. L'artiste attire donc ici l'attention sur le rôle que l'on fait jouer à l'art ; l'art apparaît comme un objet de manipulation, de divertissement de l'attention. Mais l'art peut aussi renverser la situation et devenir l'outil d'une prise de conscience, exercer dans la société sa fonction critique.

Conclusion

Puisque les oeuvres du présent se créent en opposition au présent, ce n'est donc pas dans les oeuvres du passé que l'on trouvera un critère d'évaluation de l'art. Pour la même raison, ce n'est donc pas non plus l'ensemble de la production mondiale et historique qui nous fournira une essence universelle de l'art.
Néanmoins, cela ne signifie pas non plus que tout devienne art dès lors que l'artiste l'affirme. Il ne faut pas tomber dans le règne du stricte arbitraire ou du n'importe quoi. Au contraire, il ne faut pas abdiquer son esprit critique. Il faut désormais évaluer l'œuvre certes non pas en fonction d'un critère extérieur à l'œuvre mais à partir de l'œuvre c'est-à-dire en fonction du projet qu'elle se propose et de sa capacité à le réaliser. Ceci implique que l'on accepte d'entrer dans le système pour en examiner la cohérence.
Et de fait, la familiarité avec ces oeuvres nous révèle des oeuvres plus ou moins aptes à tenir leurs promesses, plus ou moins solides, plus ou moins cohérentes que l'on peut en quelque sorte juger par confrontation même si leur système n'est pas forcément le même. C'est ce qui fait dire à Deleuze et à Guattari : " On peut admirer les dessins d'enfants, ou plutôt s'en émouvoir ; il est rare qu'ils tiennent debout, et ne ressemblent à du Klee ou du Miro que si on ne les regarde pas longtemps. "


Lecture complémentaire : La résistance dans les arts (Christian Ruby)

 

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Date de mise à jour : 29/05/04